Tu seras boucher comme ton père et ton grand-père avant toi ! Voilà, mon destin tout tracé, sans que personne ne pense à me demander mon avis. J’ai beau expliquer que j’ai encore le temps pour me décider et que je préfère les métiers en plein air, mes parents ne comprennent même pas pourquoi je tergiverse. Pourtant, à dix-sept ans, il y a beaucoup d’autres sujets de préoccupations, Suzie par exemple …
La boucherie
Me voici donc, le couteau à désosser à la main, je travaille en alternance chez un boucher charcutier traiteur, ami de mon père. Il a la lourde tâche de faire rentrer dans mon cerveau d’adolescent, l’amour de ce métier. D’après lui, nous accomplissons une mission d’un intérêt public, nous nourrissons nos concitoyens et notre devoir nous impose de leur proposer de la viande de qualité. Il a certainement raison, mais pour ma part, j’ai toujours préféré les légumes.
Chambres froides
Le travail dans le laboratoire n’est pas facile, moi qui suis plutôt frileux de nature, je me les pèle ! Nous devons respecter la chaîne du froid, si bien qu’il faut sans arrêt entrer dans le frigo pour récupérer des carcasses. Ensuite, nous les préparons en découpant des rôtis, côtes et autres bourguignons. Puis, retour dans le froid pour les stocker et préparer d’autres commandes. Il ne manque pas de place là-dedans, une véritable cathédrale, la chambre froide fait presque 25 m² où il règne 3 ou 4 degrés en permanence.
Le congélateur
Le pire c’est le congélateur, un -18 degrés dans 8 m², j’ai du mal à le supporter plus de 5 minutes. La semaine dernière, j’ai du y rester un quart d’heure pour y faire du rangement, impossible de retrouver mes bijoux de famille au fond de ma culotte en ressortant. Pour augmenter cette sensation de froid, la lumière tire vers le bleu. Heureusement, on y entre plutôt en fin de journée ou juste avant la fermeture hebdomadaire, pour stocker les denrées à conserver.
Suzie, j’arrive !
L’impatience m’envahi, je suis excité comme un spationaute qui veut retourner dans l’ISS. Ce soir, j’ai rencard. Les parents de Suzie sont absents jusqu’au lendemain et nous avons prévu de passer toute une nuit ensemble au chaud sous la couette. En réalité, je pense que cette couette servira peu. Je compte bien lui montrer mes qualités athlétiques. Depuis toujours, j’adore le sport : course à pied, vélo, football et j’ai même tâté quelques sports de combat. Je pète la forme et j’ai prévu, en prime, une boisson énergisante pour qu’elle se souvienne longtemps de cette soirée !
Vivement la fermeture
19h30, la boutique vient de fermer. Le patron, comme s’il voulait retarder au maximum ma nuit de folie, me demande tout un tas de tâches qui n’en finissent pas. A la réflexion, il n’y a rien d’exceptionnel, mais ma fébrilité perturbe le fil de mes pensées. Il me demande de poser ces trois derniers paquets de « sous-vide » dans le congélateur avant de partir et il me souhaite une bonne nuit avec un sourire en coin. Aurait-il des soupçon sur mes intentions ? Je fais comme si je n’avais rien remarqué, j’embarque les paquets et le salue.
Dernière tâche
Le congélateur donne sur l’extérieur dans une courette. Il me suffit de déposer ma marchandise dedans et de filer vers la grille de derrière pour me retrouver dans la ruelle. J’ouvre la porte avec le bout de mes doigts tellement je suis chargé, je bascule l’interrupteur et je dépote mes paquets sur l’étagère. Je dois les ranger impeccable si je ne veux pas de remarque. Je ferme donc la porte derrière moi et les aligne mieux que les menhirs à Carnac ! L’euphorie me gagne, je vais enfin pouvoir rejoindre Suzie.
La porte
La porte résiste, que se passe-t-il ? j’ai beau pousser de toute mes forces, elle ne bouge pas d’un millimètre. La poignée de manœuvre ressemble à une barre anti-panique qui normalement, s’ouvre d’une simple poussée, mais là, rien à faire. J’ai beau m’escrimer, jurer et même me jeter contre cette fichue porte, elle reste parfaitement close comme les maisons du même nom. Je pousse des hurlements, quelqu’un doit la bloquer derrière ! Je crie qu’il n’y a rien de drôle à faire cela. Au bout de dix minutes je sens que mes nerfs vont lâcher.
Suzie, je compte sur toi
Je dois me rendre à l’évidence, je suis enfermé dans ce fichu congélateur et personne ne s’en ait rendu compte. Le pire, vu l’heure, il n’y a plus personne dans les locaux. Mon téléphone portable, bien au chaud dans mon blouson, m’attend sagement dans mon placard. Je suis seul. Suzie va-t-elle s’inquiéter et donner l’alerte ? Elle sait que notre rendez-vous de ce soir est important pour nous deux, il me suffit de tenir une demi-heure ou une heure maximum et elle va venir me délivrer.
Il ne fait pas chaud !
Je commence par tasser une partie de la marchandise stockée ici devant la ventilation qui crache cet air polaire qui me statufie. Je crée ainsi une poche nettement plus chaude, je gagne immédiatement 2 degrés, il fait donc -16. Il n’y a pas encore de quoi se pavaner en maillot de bain élasthanne, il faut trouver autre chose. Avec ce froid intense, je ne dois pas rester inactif, pour tenir je me lance dans une série d’exercices. L’ennuyeux, dès que je touche quoi que ce soit, ça me glace !
Un peu d’exercice
Une heure que je trottine en faisant des huit. Cette action assez simple évite de m’étourdir grâce aux changements de directions permanents. Bon, les boucles font à peine 1,5m de diamètre, je manque d’espace mais j’ai un bon rythme. Mon moral baisse, au vu du temps écoulé, si quelqu’un avait dû s’apercevoir de ma disparition, je devrait déjà être sauvé. Je leur accorde donc un délai supplémentaire d’une heure mais pas plus, après ça …
le temps passe
J’entame la troisième heure dans cet imbécile de congélateur. Les murs se recouvrent d’une couche de givre supplémentaire et je commence à avoir soif. Jamais je ne pourrai continuer ainsi jusqu’au lendemain. Je pense à mes parents, tous les bons moments que nous avons partagés. Mon père, un peu trop autoritaire à mon goût, mais il a toujours eu confiance en moi et je fais toujours tout mon possible pour ne pas le décevoir. Ma maman, ma complice, elle arrondi toujours les angles quand une tension survient. Je ne peux pas leur infliger le chagrin de la perte d’un fils.
la fin des haricots
Presque quatre heures que j’avance dans ce minuscule local tel un zombie. Ma vue alterne entre le fond, puis la porte, le fond, puis la porte et encore, et encore. Soudain tout devient noir, la lumière vient de s’éteindre. Mon esprit se trouve tellement anesthésié que je termine ma course dans les étagères du fond. Je tombe sans réussir à me relever, mes muscles sont tellement durs que je reste affalé sans pouvoir rien faire. Je m’insulte pour me redresser, peine perdue, ma fin est proche. Il n’y a plus un bruit, je n’entends même plus le compresseur.
Une panne bienvenue
Je finis par me relever. Cependant, je ne peux que sautiller sur place, dans le noir, je n’ai plus aucun repère. Au bout de 10 minutes, tout se remet en route. Alors, je me jette sur la porte et essaie de crier et avec les forces qui me restent, je tape dessus. Elle s’ouvre brutalement et je tombe dans les bras de mon patron. Pour la deuxième fois ce mois-ci, le congélateur vient de disjoncter . Par chance, il a une alarme chez lui pour intervenir éventuellement avec son groupe électrogène. Un congélateur si garni, ce serai une catastrophe s’il perdait tout son contenu !
L’esquimau
Ma première pensée concerne mon rencard, je lui demande s’il veut bien m’aider à expliquer la cause de mon retard à Suzie. Il reste piqué sur place comme un vide-cire, puis il m’engueule, qu’est-ce que je fais là-dedans ? Il prends soudain conscience, que sans cette panne qui tombe à pic, il m’aurait sans doute retrouvé le lendemain matin, congelé comme une pizza de chez Picard. Suzie m’a pardonné mais je n’ai pas pu assurer ce soir-là. J’ai gagné, suite à cette aventure, un nouveau surnom : l’esquimau.
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